En 2011, Jean-Claude Leroy décide de partir s’isoler à Alexandrie en Égypte pour écrire dans le silence. Mais peu après son arrivée, les rues sont envahies de manifestants venus défier le régime du dictateur Hosni Moubarak à partir du 25 janvier. Le peuple crie son ras-le-bol envers le pouvoir dictatorial corrompu. C’est de sa fenêtre que Jean-Claude Leroy voit les premiers défilés.
Ce mouvement exceptionnel s’est créé sur deux bases principales : les élections législatives égyptiennes truquées de novembre et décembre 2010, ainsi que la révolte (la Révolution du Jasmin) déclenchée en Tunisie à partir du 17 décembre 2010 contre la dictature et la corruption du président Ben Ali. Objectif pour les Égyptiens : faire dégager Moubarak.
En face des manifestants, l’armée égyptienne munie de boucliers d’osier d’un autre temps. Le mécontentement gagne rapidement la plupart des principales villes du pays. Le peuple, hier encore à genoux devant cette politique mortifère, se dresse. Enfin, pas tout le monde, de nombreux suicides surviennent, immédiatement condamnés par les autorités, car interdits par la loi islamique.
« Si la pression de la rue se maintient les jours qui viennent, si Obama (nddlr alors président des États-Unis) veut bien dire son mot, peut-être que quelque chose d’historique va se passer. Même si Sadate avait pu déclarer en son temps : « Je suis le président musulman d’un État islamique », le gouvernement égyptien est avant tout, pour les grands de ce monde, un allié contre l’islam politique (à distinguer) tout autant qu’un élément essentiel de la paix avec Israël. C’est pourquoi la partie est assurément délicate ».
Le régime de Moubarak coupe les connexions à Internet, les villes égyptiennes se retrouvent coupées du monde, tout comme l’auteur de ce livre, qui sait par ailleurs s’effacer pour évoquer des rencontres, parfois furtives, toujours marquantes. Celles qu’il fait en pleine révolution avec les autochtones en colère, mais aussi d’autres du temps passé, remémoration de ses échanges avec Albert Cossery.
Le contrôle des médias, la désinformation sont absolus. Les images que propose la télévision d’État sont celles des rassemblements pro-Moubarak pourtant largement minoritaires. Quant aux nations occidentales, même une fois informées de l’étendue de la grogne (Internet vient d’être rétabli), elles pratiquent la politique de l’autruche.
Leroy descend dans la rue et, au milieu de la foule, converse, consigne. Il veut connaître les revendications, celle d’un peuple pris à la gorge par un pouvoir absolutiste. Il entreprend la rédaction d’un carnet de bord, au jour le jour, afin de coller au plus près des événements. Il sait que les moments qu’il vit en direct sont inédits et vont marquer l’Histoire.
« Bientôt des tireurs sur les toits, qui font feu. Qui tuent les mécontents trop voyants. La police toutefois débordée, il semblerait que la peur ne prend plus. Elle ne prend plus ! Les gens le clament : on n’a plus peur. Et maintenant qu’il y a des morts, comme on a dit à Suez dès la première victime, ce n’est plus une émeute, c’est la révolution. Des centaines de commissariats en flammes. Des voitures de police calcinées. Des immeubles administratifs emblématiques du régime corrompu, en feu, ça brûle ! La police tire dans la foule, se défend comme elle sait trop bien le faire, en attaquant, mais elle doit quand même céder le terrain. Des jeunes tombent sous les balles, leurs camarades continuent d’avancer vers les armes et ceux qui les tiennent ».
Pressé par la foule, sa révolte et sa détermination, Moubarak démissionne. Enfin. Nous sommes le 11 février 2011. Les échauffourées ont duré trois semaines. L’espoir renaît, mais les coptes ont peur. C’est alors que Jean-Claude LEROY apprend le décès de son ami Patrick, écrasé par une auto alors qu’il pilotait une motocyclette. Habituellement dans un livre historique, c’est la Grande Histoire qui vient succéder à la petite, ici, c'est exactement le contraire.
2011, année singulière, avec l’accident nucléaire de Fukushima au Japon. Et cette question : l’Égypte peut-elle devenir à moyen terme une puissance nucléaire ? L’exaspération de l’auteur se ressent dans ses réflexions sur le sujet : « Il y a au moins une chose qui n’existerait pas sans le génie des physiciens : le plutonium. Une saloperie extrêmement dangereuse et durable. Avec une demi-vie de vingt-quatre mille ans pour le plutonium 239, quand même ! La France en a fabriqué et en fabrique en grande quantité, ce qui, à l’évidence, l’avantage moins qu’elle ne la rend vulnérable, à la merci du moindre accident ou attentat. Surtout, il ne faut pas le dire : nos ennemis nous écoutent ! ». C’est aussi l’occasion pour l’auteur de revenir sur les magouilles politiques internationales du président français Nicolas Sarkozy.
En Égypte, après la chute de Moubarak, les ordinateurs portables apparaissent un peu partout, provoquant une « décommunication » en direct, un dialogue de face à face tronqué. Mais la révolution arabe s’étend à d’autres pays comme une traînée de poudre.
L’intime est une autre ramification du texte : évocation du pote Pierre, ses bizarreries, sa folie, au cœur d’une année 2011 riche en émotions. Mais déjà le procès de Moubarak se dessine… Ce petit joyau, entre roman historique et récit de vie, est à lire urgemment. Près de dix ans après les faits, Leroy réussit à faire revivre avec passion un épisode crucial du printemps arabe, il fait partager ses émotions dans un style parfois journalistique qui colle parfaitement à son sujet. Sorti en 2020 aux éditions Lunatique, ce livre est l’un de ces moments privilégiés qui nous racontent l’Histoire, en détails, sans fanatisme, mais sans dégagement non plus. Récit militant, combatif et chronologique, il dépeint une société malade dans un pays à l’agonie, son remède pourrait bien s’appeler le Peuple.
« L’Égypte est un serpent, tout le venin se tient dans la tête ».
Warren Bismuth
15 décembre 2021 / sur le blog ⇒