Extrait de Un Cahier sans école (Cénomane, 2015) :
Il y a des lieux de résistances, des personnes y inventent un espace d’accueil où les heures sont lentes, où il fait bon se poser pour goûter les minutes que l’on nous vole à chaque instant. Nous vivons un temps de résistances souterraines, il nous faut réapprendre à vivre dans les marges. André Shiffrin prévoyait pour le livre un destin de « samizdat». Qui se souvient encore du sens de ce mot ?
De plus en plus, nous devenons clandestins dans nos démocraties livrées aux lois du commerce libre. Quelle perversion du mot ! La tâche qui nous attend, loin des slogans, des mots d’ordre, des séductions est de réapprendre pas à pas le goût de refuser, d’opposer un silence de dédain aux offres inconvenantes. Nous rentrons dans un temps de recréation de l’espoir, peut-être toujours déçu; mais n’est-ce pas là notre noblesse : l’honneur du refus.
Yves Prié
J’étais au cœur de l’adolescence quand un adulte, je le connaissais à peine mais lui m’avait observé, me fit remarquer que je ne savais pas dire oui, ne paraissant d’ailleurs pas y voir quelque chose d’anormal, car c’était probablement pour lui un corollaire de mon jeune âge, frilosité inhérente à cette période où l’on a tendance à rester timidement, sinon avec une certaine méfiance, sur le seuil de la vie qui se présente à soi. Quelle que fût la question qui se présentait, a priori je répondais : « Non. » Sans doute une manière de réserver à plus tard un « oui » hypothétique, ou encore un simple refus par principe, refus de quitter l’idée ou l’en- droit où j’étais et que je tenais pour sûr, alors que ce ne pouvait être le cas, puisque ce n’est jamais le cas.
Je ne décelais donc rien d’engageant dans la proposition qui m’était faite d’aller plus loin, d’accepter une formulation qui n’était pas la mienne. Il y avait le monde prétendument immense autour de moi, était-ce bien ce même monde qui insistait pour m’embarquer dans son manège ? Était-ce le bon ? Il voulait m’entendre chanter avec lui une ritournelle universelle qu’on entendait pourtant très bien sans ma voix.
« L’important est de participer », la logique du baron de Coubertin ne pouvait m’entraîner ; au contraire, je rechignais comme un âne. Alors qu’il fallait avancer, c’était ce il faut subliminal qui me posait problème. J’attendais d’en ressentir la nécessité pour peut-être enfin daigner faire un premier pas. Oui, j’attendais tout simplement mon désir. Et je voulais que mon désir fût le mien, fût de moi. Pour l’heure j’étais bien où j’étais, je ne bougeais pas. Je n’imaginais aucune carrière, aucune possibilité de faire ma place – qui n’existait pas. Mon refus n’était pas de moi, je ne disais non qu’à un refus de fait que m’opposait par avance une société calculatrice où la poésie et la rêverie n’avaient pas leur place. Je demeurais dans mes songes têtus, c’est-à-dire dans des rêves que j’appelais mes rêves. C’était de ces rêves diurnes que le néant instille en chacun de nous afin de nous laisser croire à un avenir. Je me projetais peut-être dans un lointain, non pas dans un lendemain ou après-demain palpable ! Pas de futur immédiat. En revanche je me voyais volontiers, dans un avenir hors d’atteinte, en très vieil homme, sans doute fatigué par l’existence et la ferveur, en tout cas j’étais un homme en paix.
J’étais bien sûr suicidaire et révolté, j’avais quinze ans. Pour seul remède, j’écrirais.
*
Ma timidité devant l’écriture prise au sérieux, condition de l’écriture comme elle est condition de l’amour. De cette peur surmontée, j’ai dû et je dois gagner en hardiesse et partager mon envie, me faire entraîneur d’un « devenir soi » exemplaire. Timidité devant l’écriture qui n’est rien à côté de ce que fut ma timidité devant mes congénères, et de mon incapacité à parler devant eux, à – notamment – tenir un propos devant un aréopage ou au sein d’une assemblée. Le recours à l’écriture, induisant que l’expression est différée – puisqu’on écrit toujours trop tard, devait me sauver du désastre et de l’aliénation. Pour un handicapé de l’expression orale, l’écriture n’est pas un choix, elle est le seul passage possible pour la parole. Écriture d’autant plus oratoire que la voix manque, le volume des mots se reconstruit sur la feuille comme celui de la voix se déploierait dans l’espace.
Quant à la lecture, qui est son extrémité, elle fait figure de première audace et d’apprentissage avant de passer à la pratique et rejoindre la république de ces êtres de papier que sont les écrivassiers, les grimauds, les stylistes, les barbouilleurs. Le lecteur féru finit par rédiger des réponses à ses lectures, des lettres aux auteurs, des livres aux éditeurs, des retours de lumière ou d’émotion destinés à l’humanité. La lecture est en soi bien plus extraordinaire sans doute que l’écriture, elle est sportive et magique, elle transporte l’imagination et perce le temps. Elle ne prétend à rien, est intelligence avérée.
On n’y songe jamais assez : lire est un prodige. Enfin abandonné à cette invite à laquelle nous nous refusions comme, toujours, aux plus grands des trans- ports; de nos yeux qui dévorent les lignes, nous sommes comme un souffle : nous attisons la fournaise des mots. Lire, c’est aussi avancer, basculer d’un mot dans l’autre, bouler sur les lignes, faire la roue. Lire vous gonfle d’une stupeur maîtrisée, du vertige de se retrouver au bout de soi, sauvé. Lire, c’est étouffer, demander grâce, une trêve parce que c’est trop beau.
Jérôme Peignot, De l’écriture à la typographie.
En 1936, Henri Michaux faisait écho par avance (!) à cette quasi-suffocation : [la poésie] permet à qui étouffait de respirer.
*
Le vertige de la page blanche n’importe pas, per- sonne n’est obligé d’écrire. Plutôt qu’appréhender la page avec terreur, il faudrait plutôt louer sa vacuité, elle est la condition de l’écriture, qui ne serait sans elle que mécanique, réaction à des bruits, à des discours, à des émotions extérieures. Bien plus que le support d’un langage, le quota du blanc dans la page sera toujours et de loin le plus important, et garant de la lisibilité. Au point qu’il faudrait dire peut-être que le blanc de la page et les blancs de la ligne forment la part-miroir de la lecture, miroir non pas réfléchissant mais qui laisse à voyager. Ou suivre Lao-tseu expliquant que c’est le vide entre les rayons convergeant vers le moyeu qui crée la nature de la roue.
Sans les blancs pas d’espace où mettre les mots, pas de distinction d’un mot à l’autre, et alors une difficulté à trouver le sens à travers le rythme. C’est pourquoi les mots ont préféré s’accrocher entre eux par des blancs plutôt que de n’en faire qu’un seul, égal au discours lui-même, et différent à chaque fois, donc impossible à mémoriser, impossible à retenir.
« Considérer le langage comme intégralement décryptable, c’est éliminer le sens et le réduire aux significations... » remarque Henri Lefebvre dans son ouvrage Le langage et la société. L’écriture se doit de communiquer un message qui ne sera pourtant réalisé que par la lecture, que par le lecteur. Sans lecteur initié à ce langage qui est écrit, pas de communication, l’écriture n’est plus qu’un art isolé, sinon singulier, elle n’est alors que griffures. La poésie, qui est l’écriture dans son acmé, vise à donner bien plus que le mes- sage qu’elle offre à la lecture, et l’on peut parler de polysémie si l’agrandissement du champ signifiant se fait par les mots mêmes, sachant qu’à l’excès une « polysémie forcenée est le premier épisode (initiatique) d’une ascèse : celle qui conduit hors du lexique, hors du sens ». (Roland Barthes, Réquichot et son corps.) À l’inverse, on pourrait presque dire qu’écrire de la poésie ne consiste qu'à se rendre à la ligne, à faire exister les mots dans le blanc de la page, jusqu’à les disposer parfois dans une spatialité qui de la sorte s’invente. Quand il est question d’ajourer la langue, la poésie d’André du Bouchet vient tout de suite à l’esprit, exemplaire de cette démarche. C’est ici ouvertement que le lecteur est convié dans l’écriture.
De part et d’autre, l’écriture-lecture se répand à l’in- fini, engage tout l’homme, son corps et son histoire ; c’est un acte panique, dont la seule définition sûre est qu’il ne s’arrête jamais.
Roland Barthes, Variations sur l’écriture.
La lecture donne au livre l’existence abrupte que la statue «semble» tenir du ciseau seul [...]. Le livre a en quelque sorte besoin du lecteur pour devenir statue, besoin du lecteur pour s’affirmer chose sans auteur et aussi sans lecteur.
Maurice Blanchot, L’espace littéraire.
*
Autant j’ai souvent trouvé trop longue ma patience forcée d’avoir à attendre sans savoir si aurait lieu une mise à jour de tel ou tel texte, autant je me méfie de n’avoir pas le temps d’attendre, car ce temps est celui de l’oubli avant la relecture et les corrections successives qui, si infimes qu’elles soient pour la plupart, font que le texte final tient le coup et peut-être même tiendra assez bien dans le temps, d’avoir été assumé en plus que d’avoir été dépensé.
L’écriture requiert une disponibilité qui ne peut exister d’elle-même, qu’il est nécessaire de créer à son usage propre. C’est pourquoi le moindre divertissement est ennemi, surtout qu’il est toujours davantage valorisé par ce et ceux qui nous entourent. Impossible d’expliquer que j’ai besoin de ne rien faire pendant des jours et des semaines, que j’ai besoin de cet ennui, pour approcher le fil d’une sorte de vérité qui ne m’appartient pas mais que j’approche et apprivoise peu à peu à travers le silence. Or il se trouve que le nombre de ces diversions, de bon aloi souvent, n’a jamais été aussi grand qu’en cette période où je suis censé écrire et composer ce Cahier sans école.
Outre ce déménagement qui me voit passer d’un lieu à l’autre, le basculement de ma bibliothèque d’abord dans des cartons que je dois mendier un peu partout, puis sur les rayonnages réinstallés dans l’espace où je vis désormais, les sollicitations se multiplient, les engagements que je ne saurais ne pas tenir, les séductions qui m’aimantent, le loi- sir de la paresse et la paresse du devoir. Pourtant, je n’oublie jamais, je ne cesse de penser à ce livre que j’ai à faire, je l’écris pour moi, intérieurement, sans le construire, mais il me faut admettre que ce n’est pas assez, que je dois transcrire avec des mots bien rangés, des phrases sans approximations, des réflexions suffisamment exhaustives, dérouler mon témoignage terre à terre en plus de ces éclairs de fumées qui voyagent d’un rêve à l’autre, jour et nuit.
Vérifier mes dires, consulter ma mémoire, la contrôler si possible, relire des livres sur lesquels je m’appuie, rouvrir des cahiers anciens, déballer des souvenirs que je croyais scellés, faire justice à des blessures, dire merci à quelques-uns que je n’oublie. Regrouper alors des livres dont je pense assez subitement qu’ils me seront indispensables, livres de Georges Jean, de Jacques Rancière, Joël Bas- tard, Aimé Césaire, Henri Lefebvre, Jacques Der- rida, Jean-Jacques Rousseau, Henri Meschonic, je retrouve un texte de Mona Ozouf que j’avais relevé dans un livre sur l’emprise numérique. Je revisite l’affaire Glozel dont s’est beaucoup occupé l’ami Robert Liris, psychohistorien. Je découvre le disque de Phaïstos. Je cherche dans mon journal des passages sur l’écriture. Je choisis quelques extraits, j’essaie aussi d’articuler ces autres fragments que j’accumule depuis peu, souvent notés au réveil, avant que la journée n’absorbe cette faculté de ne penser et dire qu’une chose à la fois.
Ensuite supprimer une bonne partie de ce qui a été retenu, parce que redondant ou finalement trop loin du texte désiré. Ce sera un cahier certes hétéroclite mais qui ne pourra tout de même tout absorber, car j’ai un témoignage à donner, une contribution à apporter, je n’écris pas pour moi, je me sers de moi, me prostitue pour une réflexion sur laquelle je prétends peser – il faut bien croire à ce que l’on fait au moment où on le fait, sinon rien n’est possible, et, même si la perplexité gagnera aussitôt après la partie, une distance aura été franchie, celle qui me relie aux hommes.
*
L’écriture, c’était ce qui se déroulait dans le noir de l’éloignement, dans le silence et la solitude. Éventuellement dans la cacophonie d’un bistro ou d’un hall de gare, comme cela m’est arrivé souvent, mais cependant dans un silence intérieur. Chaque fois, dans un rapport au monde et à la vie ô combien ténu et intense. L’écriture était cette tension tranquille et angoissée qui préside au geste d’inscrire des mots sur du papier, sans calcul d’une finalité, sans espérer de cette notation rien d’autre que se rapprocher de soi-même. Elle était cet agacement de ne pas savoir assez où devra porter ce mouve- ment certain et sans grâce, ni la portée de cette incision faite à une chair impalpable autrement. Elle était le souci insatiable, avec les moyens limités à disposition, d’être au plus juste de sa douleur ou de sa joie, de son amour possible ou impossible. Elle était aussi, par la suite, d’envisager un texte publiable, un texte qui trouverait des lecteurs et sèmerait du trouble. Elle était à ce moment l’invention d’un format, ou plutôt l’adoption laborieuse d’un format imaginé, donc existant, et les jeux de contraction auxquels il faut se livrer pour parvenir à faire entrer un monstre lesté d’un gros derrière dans un étroit fauteuil en papier.
Plus tard, une fois le texte publié, il n’y a plus à l’écrire, et on ne saurait déjà plus le refaire. C’est pourtant à ce moment-là qu’on nous ferait passer pour écrivain, qu’on voudrait nous entendre en écrivain, nous entendre discourir. Quelqu’un qui discourt n’est pourtant qu’un discoureur, pas un écrivain. Il y a eu d’abord un incapable essayant d’écrire et parvenant avec difficulté à un résultat, il y a maintenant un histrion qui joue à l’écrivain, et c’est celui-là qui semble intéresser, non pas l’écriture. Non plus le livre. Non plus le texte.
*
À défaut de connaître ou de créer à chaque fois le signe qui convient, il nous faut bien procéder par phrases. Sont complexes les sensations qui vont toujours par groupes, et sont complexes les façons de les partager ou les garder en mémoire. Faudra-t-il écrire de la poésie, de la prose ? ou en quoi d’autre depuis M. Jourdain ? Faudra-t-il montrer que la phrase la plus banale soudain prend toute sa force pourvu qu’on y porte l’attention maximale, pourvu qu’une opération magique nous ait dirigés sur elle, par un jeu d’attente et de conscience qui la rend pleine et fulgurante au moment où elle surgit ?
Qui décide qu’écrire est un acte noble ? Qui l’a décidé? Pourquoi y aurait-il une mémoire historique? Elle qui permet l’archivage, l’accumulation, la puissance par la quantité, la statistique, le contrôle, la souveraineté... Et pourquoi l’écriture prend-elle tous les droits ? Les raisons ne manquent pourtant pas de refuser « d’entrer dans l’Histoire », il suffirait de voir le tour que l’Histoire a fait prendre à l’humanité. N’aurait-il pas fallu oublier cette progression et qu’elle nous oublie un peu ? Oublier le temps plutôt que le voir paître l’imagination. Se perdre enfin, puisque le vertige est toujours là..
*
En Grèce, comme Marcel Détienne l’a montré, ce ne sont pas les dieux mais les hommes que l’écriture nouvelle doit servir, exposée au cœur de la cité́ pour en rendre les lois publiques et les imposer à tous. L’invention de l’alphabet est étroitement complémentaire de celle de la démocratie. Elle signifie également le triomphe d’un humanisme. Mais en devenant ainsi propriété entière des hommes, l’écriture s’est privée des connotations divinatoires qui en vivi- fiaient naguère encore la lecture.
Anne-Marie Christin, « L’écriture ».
Avec l’alphabet, les hommes ne s’adressent plus aux dieux mais ils s’écrivent entre eux. La poésie, quant à elle, s’adresse à la part la plus secrète des humains, la part des dieux cachée en chacun de nous. Elle est autant souffle du vent que flèche de sens, et parfois l’écho d’un noyau d’indicible – noyau d’affects et d’exils, noyau d’appartenance et de résistibilité. Ce qui ne peut se dire, ce qui ne peut même s’écrire, sans le masquer ni le trahir, la poésie le véhicule. Parfois miroirs fragmentaires, les mots font comme des ricochets à la surface d’un réel impénétrable. Prolixes ou mutiques, nous tricotons tous un inlassable bavardage qui, parfois, fait tout juste un peu mieux que d’être un jacasse- ment oiseux.
*
Écrire n’est pas un rêve. On peut rêver d’être écrivain, pas d’écrire. Pourtant, c’est l’action qui requiert et qui donne, non pas la pose que l’on prend. Et c’est l’action – puisque ce geste est une action – qui mérite le contour, non pas la vanité en soi. Même l’œuvre ne vaut qu’en n'étant pas seulement un résultat mais aussi une amorce d’inconnu, d’une capacité encore aveugle.
Ne pas écrire est au fond le rêve de bien des écrivains, ou plutôt... ne plus écrire. Se montrer capable de ne plus écrire, ou n’écrire à la rigueur qu’un seul livre qui serait de la pure impression, de l’in- traduisible, du néant magnifié – ou du divin exalté, si l’on préfère l’envers à l’endroit.
Cependant le mal est déjà fait, tous ces brouillons répandus.
Je lui ai bien dit [...] que mon travail c’était d’écrire des livres. Il a dû trouver l’excuse assez faible. Je n’ai pas la tête d’un écrivain, et d’ailleurs un écrivain, est- ce qu’on en a jamais vu ? Ça doit habiter Paris.
Denis de Rougemont, Journal d’un intellectuel au chômage.
*
J’écris de mon déséquilibre. Je marcherais droit que je n’aurais plus de raison d’écrire. En cela je ne suis pas écrivain et je sais que je n’ai jamais souhaité le devenir, je ne serai jamais une machine à composer des textes, commerciaux ou pas. Antonin Artaud dit que l’autodidacte « ne tire jamais rien du fond général mais tout de [son] fond personnel à chaque instant ». Quelle que soit sans doute l’étendue de l’imagination de celui qui écrit, il y aurait donc pour l’autodidacte un épuisement à l’œuvre et non cette capacité peut-être enviable qu’ont certains cerveaux virtuoses de renouveler à l’infini les thèmes les plus divers, les objets des passions, les idées relatives, les regards panoramiques, les sentiments communs ou insolites, même si chez eux aussi une couleur récurrente le plus souvent sera distinguée à travers le style qui leur appartient, ce style qui est à soi, qui est de soi.
Pour ma part, d’avoir écrit le roman Rien seul, récit d’une vie qui n’est pas la mienne, et d’avoir constaté ensuite combien ce texte était finalement personnel à tant d’égards, combien j’y avais peut-être mis l’essentiel de ce que j’avais à dire, j’en conclurais sans difficulté que je ne dois plus écrire, sous peine de me redire et surtout de devenir une sorte de romancier imparfaitement inauthentique, menteur professionnel mais ne sachant mentir assez vrai.
Cependant, je continue à écrire. Du moins, j’essaie de ne fabriquer que par bricolage, qu’en allant là où je ne suis allé déjà, par des chemins ignorés ou oubliés, avec toujours sur les épaules de mon geste d’écrire ce poids de réel qui me fait plier en attendant de me faire abdiquer. Chacun porte sa douleur propre, sa charge trop personnelle, et il devra la porter jusqu’à lui donner une existence, la restituant ainsi à la fiction commune où chacun, décidément, devrait avoir un rôle. Pour cela il faudra lui trouver une langue, qu’elle puisse parler, se définir et se situer, et plus tard chanter avec les autres, comme le corps danse ou fait l’amour avec un corps qui n’est pas soi ni à soi.
Lorsque j’ai eu écrit mon premier récit, qui se voulait un roman mais où je crachais déjà ma douleur d’être, je l’ai fait lire à une amie de confiance, son seul commentaire fut de me dire : « Tu as écrit ton testament. » J’avais trente ans. C’était vrai. C’est toujours vrai. En cela je suis moraliste, ce qui n’est pas testamentaire ne m’intéresse pas. L’essentiel de l’écriture se passe en deçà de la rédaction, à la fois dans un passé lointain et aussi bien presque dans l’immédiat. L’écriture se regarde alors, et s’aperçoit en tant que caractère. Et le caractère ne se forge point, il est là qui demande à être à l’air libre. Il peut être contraint, oppressé, massacré, détourné ; mais dénaturé, cela paraît impossible. Il peut choisir de ne pas se montrer, resté camouflé sous des habits peu ragoûtants, n’empêche.
Nous cherchons tous un caractère. Derrière un visage, une figure. J’écris avec des caractères et plus tard on m’approche comme si j’étais un caractère, comme si j’en avais mangé jusqu’à en être un, ou un character (un personnage).
*
Qui/quoi d’autre qu’un écrivain a besoin d’écrire pour savoir ce qu’il pense ? À quoi ça sert, le geste d’écrire ? Pour la preuve de quoi ?
La régularité de la graphie. Longtemps je n’ai su signer deux fois de la même façon, peut-être que j’y parviens maintenant, je n’en suis pas sûr. Souvenir des difficultés au guichet de certaines banques étrangères pour le retrait d’espèces en échange d’un chèque de voyage, quand je devais apposer par deux fois le même paraphe, où imiter celui qui ornait mon passeport. Et toujours une différence selon le jour et l’heure, l’humeur, la nervosité, la tension intérieure. Un jour minuscule, un autre gigantesque, le plus souvent très appuyée (tout le corps s’épuise à l’écriture), plus ou moins arrondie, jamais penchée. Je me relis parfois avec peine. Ce n’est qu’une deuxième fonction de l’écriture, d’être relue ensuite. Elle est elle-même une première lecture, à l’aveugle. Du temps en train de se composer ? L’écriture comme soulignement d’une conscience qui s’extravase... Écrire non pour se relire, pour se relier peut-être. Ou pour se voir relié. Dans l’urgence de l’instant. Être rattrapé/ne pas être rattrapé. Être saisi. Être conducteur. Que la vie passe non pas là mais ici.
Quelque chose. Les accents. Les accrocs. Les épines. Le corps veut ramper encore. Les rires. Dans la vitesse absolue de l’immobilité, comme si dans un cimetière les morts avaient la fièvre.
Il serait drôle qu’à force d’écrire des fadaises cette main se rebiffe et que la plume vous saute à la figure.
Robert Pinget, Taches d’encre.
Le mensonge de l’adverbe et le parlement qui s’applique à mériter son nom. De la langue (symbolique) des oiseaux aux dévoilements de sens opérés par Jacques Lacan, en passant par la grammaire logique de Jean-Pierre Brisset, l’écriture imprimant des signaux moins visuels que musicaux avant toute chose. Et pourtant, fourbi d’indications, de sens, sémaphores pour l’inconscient, l’alphabet grec reprenait les dessins cunéiformes des Phéniciens, cousins des hiéroglyphes de l’Égypte, assemblages visuels fabriquant le discours et fabriqué par lui, il fit passer de l’œil à l’oreille l’écriture, s’appuyant surtout sur des sons, créant carcasse de consonnes où la chair des voyelles prendrait place. De phonème en graphème, il accouche bientôt d’une syllabe. Jeu et règle de la grammaire. Domestication de la langue. L’industrie de la mémoire entamait sa carrière et le corps hésitait encore entre le stylo de l’hystérie et la placide dactylo d’un autre savoir. Dans son Discours sur l’origine des langues, Rousseau compare l’agitation de l’Européen à la tranquillité de l’Oriental, comme si, pour ce dernier, l’humeur pouvait être entièrement dans les mots combinés de la langue sans que le corps n’ait à l’accompagner.
L’écriture pourtant n’a cessé de parler pour l’œil, souvent ésotérique, toujours esthétique. Écriture des pierres, de la Corse aux cathédrales ou à l’Île de Pâques, mystère maya, mystère étrusque, des tablettes ou des disques d’argile couverts de mes- sages encore incompréhensibles sont enfouis par les ans, à Glozel, à Phaïstos ou ailleurs. Écriture, écriture encore, les Calligrammes d’Apollinaire, Les mots en liberté de Marinetti, la typoésie présentée par Jérôme Peignot, la langue des signes des sourds- muets, etc.
*
Je suis parti un jour là-bas avec ce projet d’accoucher ma langue. De prendre ce temps exclusive- ment pour cela. C’est en Égypte, en 1989, que je me suis mis à écrire pour de vrai. Au pays des pictogrammes et des chats.
Il y en a partout dans les rues, errant ou se pré- lassant, malins, sagouins, véritables sybarites ménagés par un peuple qui méprise les chiens. J’ai long- temps contemplé les chats de la Cité des morts ou ceux d’Alexandrie. Protecteur des récoltes puisque chasseur des rongeurs prédateurs, le chat était sacré jadis, et momifié à sa mort. On le vénérait plus que tout.
Les hiéroglyphes forment une écriture, les humains ont construit des langues. À part les guerres et les lois, ils n’ont fait que cela peut-être. Inventer des outils de partage d’émotions aussi bien que des réservoirs de connaissance, une capacité à penser en perspective, et enfin initier une mémoire vivante et possiblement immortelle parce que passant d’un être mortel à un autre, comme la peste ou l’héritage, dans un jeu collectif repoussant l’égarement et le temps.
C’est là-bas, dans des chambres d’hôtel du Caire, que j’ai entrepris de remplir des cahiers en vue d’en faire des livres. Pas de plan, pas de savoir-faire, juste une envie qui barbouille et rature. Une première expérience suivie par d’autres, et peu à peu des formes naissantes nourries de ma rage, mon amour, ma tristesse. Mon besoin d’être au monde et à ma place. En même temps manifeste et anonyme. Seul, solide et attaché.
*
Il y a quelques mois, en été 2014, dans le grenier de la maison où j’ai grandi, je me suis retrouvé face à des cartons nappés de poussière entassés contre un mur. Soulevant des vestiges, j’ai remué l’enfance et j’ai percé l’oubli.
Quelques cahiers de faible épaisseur. La couverture est de couleur pâle, rose ou verte, jaune. De marque Sphinx, avec une gravure du sphinx de Ghiza inscrite dans un triangle doublement ligné, pointe vers le haut. À l’intérieur, les pages sont quadrillés de lignes d’un bleu délavé, soit des carrés de huit millimètres de côté. Le bord inférieur de chaque carré – j’ai envie d’écrire carreau – est doublé d’une autre ligne écartée de quelques millimètres. Assez pour la hauteur de l’œil d’un caractère.
C’est dans ce cahier que j’ai commis mes premières pages d’écriture. C’était en l’année scolaire 1965- 1966 ; cours préparatoire deuxième année. Sous la consigne de Mme Letexier, j’alignais les lettres dans l’intervalle des lignes doubles qui ornaient le blanc du papier.
Au début de chaque ligne, l’institutrice – on disait la maîtresse – avait tracé en rouge une lettre parfaitement dessinée, un modèle que nous devions imi- ter, moi comme les camarades de ma section. Imi- ter, répéter ce même éclat de l’alphabet. Ce cahier commence sa carrière le 5 février 1966. À la première ligne de la première page, sous mon nom et la date, c’est une série de o. Un œuf avec une houppe dirigée vers l’avant, vers ce qui vient après. La ligne suivante, c’est le mot « bol » qui est graphé quatre fois d’une main débile. Aujourd’hui, je juge- rais peut-être pittoresque cette déclinaison irrégulière – les arts bruts, sinon le snobisme, sont passés par là – tandis qu’alors j’ai dû rougir de honte de ne parvenir à ce beau style que la maîtresse nous don- nait en exemple. Dans la marge elle notait ensuite son appréciation. À chaque fois j’ai droit à « mal ». Il y a plus loin, quelques « bien » en marge des exercices de calcul, soit des additions ou des soustractions. Les raisonnements semblent corrects mais ma main gauche a beaucoup de mal à s’assurer dans sa position de scribe. Mon écriture est maladroite et elle le restera jusqu’à aujourd’hui, d’une maladresse qu’il m’aura fallu accepter, fort tardivement. Entre-temps la machine à écrire d’abord, puis le traitement de texte de l’ordinateur auront bouleversé la question du rendu physique et de la lisibilité.
Au final de ce cahier qui court jusqu’au 5 mars 1966 il y a ce verdict : « Jean-Claude ne s’applique pas dans son cahier. » Qu’on veuille pardonner ce fétichisme par trop sentimental, en dépit de ses sévères annotations, j’ai beaucoup respecté et aimé Mme Letexier, et j'ai plaisir à la nommer. Je l’ai revue quelquefois depuis cette lointaine époque, elle se disait heureuse de m’avoir appris à lire et écrire, sachant que mon goût pour les voyages et aussi pour les mots et les livres avait pris peut-être un tour assez étonnant. Elle vit quelque part à Mayenne. Je la salue ici comme une bienfaitrice.
Je n’en finis pas de mal m’appliquer à satisfaire les grandes personnes, comme si c’était encore l’école, que je me demandais encore, mais avec aujourd’hui davantage de malice ou d’inconscience, qui a commencé de l’encre ou du cahier, de l’œuf ou du o.
Jean-Claude Leroy