Jean-Claude Leroy est un veilleur du langage au sens où ce dernier active le pouls du monde, des vies, des expériences. Mais il ne s’agit pas seulement pour lui de décrire, de contempler et encore moins d’assister car « en conscience tout est passage, relation / en plein cœur de la course tu te sais le témoin ». La vie-l’écriture est en effet pour lui l’exigence insensée de « tout recommencer » – Ghérasim Luca qu’on peut compter dans sa lignée demandait de « tout réinventer » : « réinventer Dieu et la merde », précise le poète !
Une telle exigence demande un horrible travail du négatif « car puisque et parce que / corps n’est pas corps ». De ce point de vue la résonance entre les encres de Gwenn Audic et les poèmes de Jean-Claude Leroy trouve exactement les instantanés d’une danse pour « que les obligations n’aient plus prise sur nous autres » afin de « nourrir sa désobéissance aux bouches amicales ». Tout un continu de l’histoire vive (« nous portons les noms des amis partis ») qui demande une énonciation éthique ferme, directe et même une action poétique décisive « qui s’écrit n-o-n / ce visage n’est qu’un seul NON / un NON qui s’affirme / à hauteur de désir / à hauteur de respir / et porteur de OUI diaphanes / et prolifiques / porteur de OUI multiples… ». Car ces refus multiples sont aussi des utopies plurielles et qui n’attendent pas : « nous ne survivrons pas / mais nous vivons déjà ». Aussi les encres sont-elles à la fois légères, pleines de suggestions, et violentes avec des traits qui éclaboussent et volent.
Ceci dit, les poèmes partent tous de constats qui ne contournent pas la vie réelle : « c’est toujours une affaire de domination ». Il y va d’un « œil » qui écoute au maximum d’Alexandrie (Égypte) à Maurepas (Rennes) mais aussi « au jour le jour et d’heure en heure » parce que « nos vies brûlent comme des brindilles / dans des étables où rien ne luit ». La reprise signalée de Verlaine situe la sagesse du poème dans sa force disruptive qui ne demande pas un engagement de « soldats de surface » mais de « guerriers intérieurs ».
On comprend alors que le poète cherche un phrasé qui se refusera « le spectacle vendu » pour que « ça respire la vie / ça recommence à recommencer ». Ce phrasé emporte exactement comme « jamais l’amour ne se retient ». Car c’est exactement cela le risque du poème, avec Jean-Claude Leroy : « aujourd’hui d’un accident à l’autre / je perds pied, à coup sûr ». Il y a dans cette poésie qui est de la vie, une force rare qui emporte la lecture et avec elle, on aimerait, le monde « qui n’en peut plus » : « peau à peau tu me défais ». La défaite (victoire ?) du poème est une utopie vive pour un corps qui n’est pas un corps : « ainsi se forme la trempe du divin ».
Serge Martin
(Europe, mars 2022)